lundi 30 janvier 2012

La dérogation comme matrice de la politique de libre circulation?



Récemment encore le Luxembourg a fait valoir la prolongation des dérogations en matière de libre circulation à l'encontre des citoyens bulgares et roumains, alors que d'autres Etats-membres ont déjà permis à ces citoyens - là d'utiliser pleinement leur droit d'aller, de venir et de travailler librement. Le Luxembourg utilise donc le maximum des  7 ans de transition permis par les traités d'adhésion respectifs.
De la sorte, il perpétue une tradition que Michel Pauly fait remonter jusqu'en 1950, aux négociations sur le plan Schuman*. Nous apprenons que la position du Luxembourg était restrictive dès le début. Ce fut apparemment l'argument du négociateur italien, le représentant du seul pays d'émigration à la table des six, qui introduisait une dose d'intégration au profit des hommes et non seulement au profit des produits. L'accord en vint à retenir une priorité pour le nationaux non qualifiés et une liberté de migrer pour les qualifiés dans le domaine CECA.
Rebelote dans les préparatifs pour le traité de Rome avec à l'arrivée un protocole additionnel permettant d'invoquer la situation démographique spéciale du Luxembourg pour appliquer des restrictions. Le débat de ratification à la Chambre des Députés fit entendre d'autres sons de cloches, préconisant une ouverture beaucoup plus large, notamment en matière de regroupement familial. L'accord de main d'oeuvre entre l'Italie et le Luxembourg autorisait  500 familles seulement.
" Cette peur d’une invasion étrangère qui avait dicté au gouvernement luxembourgeois son attitude restrictive aussi bien aux négociations du traité de
Paris qu’à celles menant au traité de Rome était une constante chez Joseph Bech et son parti chrétien-social. On vient de voir que Bech la justifie par l’opinion publique, mais – sous réserve d’une étude plus approfondie de cette opinion publique – il faut y voir sans doute essentiellement celle des milieux catholiques (Église, Luxemburger Wort), de l’ancienne Résistance et même, d’après Gilbert Trausch, de la Cour grand-ducale. C’est encore cette peur des bureaucrates européens qui seraient aussi des étrangers, en partie même non-catholiques, qui empêcha Bech, au grand dam de nombre de ses successeurs, de réclamer en 1957 le siège unique et définitif des institutions européennes pour la ville de Luxembourg, solution qui avait les faveurs de Jean Monnet
**!"
On prend les mêmes arguments et on recommence au moment de l'adhésion du Portugal et de l'Espagne, effective en 1985. Le Luxembourg obtient une dérogation à la libre circulation non de 7 ans, mais de 10 ! Une fois encore aucun député ne partageait cette crainte d'une "invasion portugaise".  Une fois encore on put constater que ces craintes étaient infondées. Juncker, à l'époque, Ministre du Travail, avait vaillamment défendu l'attitude du gouvernement. 25 ans plus tard, il fait amende honorable lors de son discours du 29 mars 2010 à l'occasion des 30 ans de l'ASTI: "(les Premiers Ministres Werner et Santer) - puisque j'étais ministre dans leurs gouvernements respectifs - m'avaient demandé de négocier avec l'Espagne et le Portugal la période transitoire et la période transitoire allongée. Je suis toujours très gêné de l'avoir fait avec succès et je suis toujours très gêné jusqu'au point de me cacher rapidement dans un des nombreux coins des couloirs européens, lorsque je rencontre quelqu'un qui fut négociateur du côté espagnol ou portugais. (..) Je ne voudrais pas qu'on me rappelle les méfaits de ma jeunesse." *** La dérogation luxembourgeoise fut abandonnée avant terme, dépassée par les faits.
L'habitude ne se perdra cependant pas, puisque nous l'avons vu au début, pour la Roumanie et la Bulgarie, on ressort les vieilles lunes.
Dans sa contribution Michel Pauly évoque encore longuement  la condamnation de l'Etat luxembourgeois par la Cour de Justice des Communautés Européennes**** dans l'affaire ASTI/ Chambre des employés privés. Invoquant la libre circulation la Cour invalidait l'exclusion des étrangers de l'électorat des Chambres professionnelles auxquelles ils devaient néanmoins cotiser. Ce fut l'ouverture vers les droits politiques, renforcée par le traité de Maastricht en 1992. Mais une fois encore Luxembourg demandait et obtenait une dérogation: étant l'Etat membre avec le plus fort pourcentage de ressortissants communautaires, leur nombre fut invoqué pour en restreindre l'accès au droit de vote.
Cette barrière attend encore d'être levée!
Serge Kollwelter

*Michel PAULY, Créer des Européens? Les gouvernements luxembourgeois face à la liberté de circulation des personnes, in: Du Luxembourg à l'Europe, Hommages à Gilbert Trausch à l'occasion de son 80e anniversaire, Editions Saint Paul, Luxembourg, 2011, p. 425-339
La contribution est téléchargeable du site de l'ASTI.

**  Gilbert Trausch, Le Luxembourg face aux traités de Rome, p. 451s.

*** Jean - Claude Juncker, in ASTI 30+ , Editions Binsfeld, Luxembourg, 2010, p.16

**** Arrêt de la CJCE du  4 juillet 1991

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