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Que reste-t-il de leur révolution ?
A l’occasion des 50 ans de la révolution des œillets au Portugal, notre collaborateur Serge Kollwelter s’est entretenu avec Maria Manuela Cruzeiro.
Serge Kollwelter : Le 25 avril constitue une rupture après 50 ans de dictature. Peut-on vraiment dire que c’était une révolution ?
Maria Manuela Cruzeiro : C’est un problème très complexe et en même temps très important. Quelques sociologues parlent de « crise révolutionnaire », et non de révolution ; d’autres la dénomment un « court-circuit historique », c’est-à-dire, il y aurait eu là un « accident »… ; un autre historien, plus classique, Medeiros Ferreira, l’appelle « révolution imparfaite » et encore un autre, António Reis, la décrit comme « un coup d’Etat militaire classique imparfait » mais parle lui aussi de « révolution imparfaite ». Finalement, tous s’accordent sur une définition de quelque chose d’hybride, quelque chose qui n’est pas une révolution complète, qui ne réalise pas tous ses objectifs mais qui est très loin d’être un coup d’Etat classique, comme certains voudraient le croire. Non, ce fut une agitation sociale sans précédent en Europe et donc une révolution. Je crois que nous pouvons parler de révolution, même si nous savons que toutes les révolutions sont incomplètes. Elles ne réalisent jamais l’utopie qui les fait naître.
Et quelle fut la perception de cette révolution pacifique en Europe, notamment en France ?
Il s’agissait d’une révolution avec des caractéristiques nouvelles, mais sa mythologie et son imagerie ont été totalement copiées sur les révolutions passées, la révolution soviétique notamment. Dominique Pouchin, un journaliste français qui s’est pris de passion pour cet événement et est venu l’étudier, disait dans ses chroniques que « Lisboa, le Portugal est un théâtre du léninisme », c’est-à-dire que les chansons, les images, les symboles venaient tous de cette grande révolution, de celle qui est la mère de toutes les révolutions, la révolution soviétique. Mais cela n’était que la symbolique, disons la forme, l’image, car la réalité n’avait rien à voir avec cette situation. En tout cas, c’était fascinant pour toute l’Europe, l’Europe s’est déversée au Portugal pour faire ce que l’on a appelé le « tourisme révolutionnaire » – il y avait là des journalistes, des intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Ernest Mandel, Daniel Cohn-Bendit, etc.
J’étais aussi parmi ces touristes-là. Vu de loin, le 25 avril était l’œuvre des seuls militaires, suivie d’une agitation sociale. Mais celle-ci n’est pas tombée du ciel…
Exactement, c’est clair. La révolution portugaise a séduit toute l’Europe. Les gens ici disent : « nous n’avons jamais fait la une des journaux, sinon à ce moment-là », et c’est vrai – par l’inédit, l’insolite, la surprise de voir qu’une révolution avait lieu, mais aussi par ses caractéristiques. Ladite révolution pacifique avait un autre aspect insolite, le fait qu’elle était faite par des militaires, car les militaires, en règle générale, ne font pas des révolutions démocratiques, ils opèrent des changements pour imposer une dictature et non pour imposer une démocratie. De là, la surprise, mais aussi la méfiance. Les gens qui ne connaissaient pas bien la situation portugaise se demandaient : « mais qui sont ces militaires qui font une révolution démocratique ? »
Mais les mouvements sociaux n’ont pas surgi du néant. Ce n’est pas comme si, d’un jour à l’autre, les gens avaient envahi les rues. C’est une évolution en lien avec l’opposition au régime et la résistance : opposition et résistance qui se sont développées pendant cinquante années de dictature. Et qui ont finalement mené à la crise et à la fin du régime.
L’émigration au Portugal n’a jamais été aussi importante que dans les années 1970, non seulement pour fuir la guerre mais aussi les conditions de vie.
Pour différentes raisons, les cinquante années de démocratie qui ont suivi n’ont cependant pas totalement effacé le lest souterrain d’une pensée dictatoriale et autoritaire qui refait parfois surface au Portugal. Il y a encore beaucoup de traces des systèmes totalitaires qu’ont été le salazarisme1 et ensuite le marcelisme2. Disons que, si nous voulons caractériser aujourd’hui le Portugal d’alors, nous dirons que c’était un système capitaliste, colonialiste et patriarcal, une organisation de l’Etat et du pouvoir de l’Etat extrêmement autoritaire et patriarcale : le pouvoir du père, du chef, du leader du parti unique et ainsi de suite. Le marcelisme a été la crise finale, la crise agonique du régime, où ces trois éléments étaient en conflit. Pourquoi ? Dans les années 1970, le monde a beaucoup changé et le Portugal, malgré le fait qu’il était à la traîne, a été touché par les répercussions, c’est évident.

Un des changements concerne l’émigration massive.
L’émigration au Portugal n’a jamais été aussi importante que dans les années 1970, non seulement pour fuir la guerre mais aussi les conditions de vie. Vous avez vu au Luxembourg les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles les Portugais arrivaient, sans connaître la langue, sans logement, sans emploi, cherchant à fuir la misère…
L’émigration était une soupape pour le régime, ceux qui partent ne posent plus de problème…
Exactement, en même temps ils font des transferts de devises qui sont très importantes pour le développement du pays. Au Portugal, c’était un facteur essentiel pendant le marcelisme, et finalement qu’est-ce qui se passe ? Ici interfère un capitalisme que nous pouvons appeler capitalisme émergent, et aussi la guerre, qui elle aussi est initialement un facteur de développement industriel, car il faut créer des industries pour répondre à l’effort de guerre. Le marcelisme veut un petit peu d’ouverture, mais ne veut pas une ouverture totale. Et pourquoi ? Parce que nous avons une classe sociale, la bourgeoisie industrielle, qui détient déjà une hégémonie économique, mais qui n’a pas une légitimité totale. La mentalité du pays, la mentalité rurale, patriarcale se maintient, parce qu’elle est très forte et elle perdure encore aujourd’hui, comme je l’ai dit. La bourgeoisie industrielle ne réussit pas à imposer ses valeurs et ses récits à la vieille bourgeoisie rurale. Et puis, il y a la guerre coloniale, qui commence au début des années 1960 et se prolonge pendant toute la décennie. Qu’est-ce qui arrive alors ? Ce modèle marceliste devient un modèle paralysant. Dans le fond, à la fin, le grand dilemme de Marcelo était : l’Afrique ou l’Europe ? Une partie significative de la classe dominante voulait l’Europe. Elle n’était pas intéressée par la question coloniale, ce n’était plus son problème. La bourgeoisie avait du poids, car notre relation avec l’Afrique ne produisait plus de grands profits économiques, de grandes richesses. Ce pays a toujours été un peu gaspilleur. L’Etat n’a jamais développé fortement l’industrialisation ou le commerce dans les colonies. Il a commencé à le faire en 1961-1962, lorsque les défaillances sont apparues au grand jour, mais c’était tard. Si développement il y a eu – tardivement –, c’était déjà pour répondre à la question de la guerre, à la question de la légitimité de l’appartenance de ces territoires. A ce moment, la bourgeoisie industrielle était déjà insatisfaite. Elle poussait vers l’Europe, car elle voulait son développement commercial, voulait l’ouverture au capital financier, aux grandes entreprises qui pourraient éventuellement investir et avec lesquelles il pourrait y avoir des échanges commerciaux. L’Afrique était un poids trop lourd pour l’appareil d’Etat…
Le cycle général des indépendances des colonies était presque clos, le Portugal était régulièrement condamné par l’Assemblée générale des Nations Unies pour sa politique coloniale qui absorbait une grosse partie du budget de l’Etat pour les efforts militaires…
Au début de la guerre en 1961 – et c’est important – la mentalité colonialiste était à son apogée au Portugal. Le régime, encore sous Salazar, avait réussi à rassembler la nation derrière la nécessité de défendre le patrimoine et les possessions d’un « pays allant du Minho à Timor ». Il y a eu un sursaut patriotique fort, de la population en général, et des personnes les moins politisées qui représentaient une large majorité. Il y avait un taux d’analphabétisme énorme, aussi bien dans la population que dans les forces armées. Le rassemblement autour d’un objectif national a beaucoup servi au Portugal, à un moment où l’idée coloniale n’était déjà plus en vogue. Cela a beaucoup fortifié le ciment idéologique de la nation. Salazar était un fantastique manipulateur de personnes et de consciences. Par son silence, par sa réserve, par son aura et son mystère, il était une figure qui ne s’émoussait pas, il ne s’exposait pas trop et maintenait donc cette image, presque de saint, de martyr.

Donc, dans un premier temps la guerre était un élément de cohésion nationale et aussi un élément de développement économique, car les industries ont dû fournir armes et équipement. Mais au bout du compte, elle a mené à l’effondrement du système. A peu près au milieu de la guerre, le système commence déjà à ne plus fonctionner, parce que le système n’est plus que la guerre, seulement la guerre, « la mission civilisatrice en Afrique », rien d’autre. Le système est réduit à la guerre et la guerre est en voie d’être perdue, y compris par l’épuisement, épuisement des personnes, mais aussi épuisement de l’argent, car le budget pour la guerre commence à devenir insoutenable. Et ainsi donc la guerre a été aussi bien un facteur de salut qu’un facteur de perdition.
Si donc le 25 avril inaugure une crise révolutionnaire, qu’est-ce qu’il en reste aujourd’hui ?
Les auteurs qui parlent de crise révolutionnaire – presque tous le font – partent de l’idée que puisqu’il n’y a pas eu de rupture complète, c’est un mouvement qui relève autant d’une rupture que d’une continuité. Le changement contient aussi des éléments de continuité, il n’y a pas de rupture absolue. Et vu sous cet aspect, il y a des signes très inquiétants… Le 25 avril, l’irruption sociale de la crise révolutionnaire, l’enthousiasme, l’allégresse, l’idée que nous étions en train de remporter des victoires et que celles-ci étaient irréversibles, qu’elles allaient continuer, étaient telles que nous avons perdu un peu la tête et c’est avec le temps que nous réussissons à faire des analyses à froid. Qu’est-il arrivé ? Certainement, une rupture au niveau de l’appareil d’Etat et de son fonctionnement. On en a terminé avec le parti unique, on a mis fin à la PIDE (la police politique), on a libéré les prisonniers politiques, on a mis fin à la répression des idées, du droit d’association, etc. Et donc ces caractéristiques politiques qui constituaient la clé de la sécurité de l’ancien régime sont toutes allées à vau-l’eau. Du point de vue du système politique, tout a été ébranlé et tout était fini.
Voilà pour les aspects positifs, et pour les points négatifs, qu’est ce qui a subsisté ?
Il subsiste un système administratif presque intact. Il y a eu ce que l’on a appelé des « assainissements », mais ceux-ci n’ont pas été suffisamment profonds. Ils ont assaini des personnes, ils n’ont pas assaini des procédés, des façons d’agir. Ces assainissements qui semblaient très violents – des gens dans les rues poursuivant les membres de la PIDE et ses informateurs ou les fascistes, etc., – il m’est difficile de l’admettre, mais c’était en grande partie du folklore, de l’imitation des révolutions dont nous avons parlé, mais sans l’efficacité de celles-ci. Ce qui est resté également, et c’est très important, ce sont les structures des forces de police, militaires et paramilitaires – les forces de répression n’ont subi aucun changement important – et, finalement, le système judiciaire, et ceci est primordial. Aujourd’hui, la Procureure générale de la République est à l’origine de la démission d’un Premier ministre3, c’est donc le pouvoir judiciaire qui interfère dans la politique, ce qui ne doit pas arriver. La crise de la justice dont on parle tant aujourd’hui, vient de là. Il n’y a pas eu de changement dans l’appareil judiciaire. Les juges sont restés les mêmes, les Tribunais Plenários qui servaient au jugement des prisonniers politiques, tous se sont maintenus à de rares exceptions près, et donc le système judiciaire est la structure qui est restée la plus fermée au changement.
Ce n’était pas le cas de l’école, des services de santé ou même des militaires, qui ont été ébranlés mais se sont recomposés depuis. Mais la justice n’a même pas été ébranlée, elle est restée pratiquement intacte. Et en conséquence, toute la mobilisation qui a eu lieu, les conquêtes – immenses – concernant le logement, la réforme agraire, le système de santé, l’école, beaucoup de ces conquêtes ont été renversées… sinon totalement, au moins en partie par la justice ! La réforme agraire en est un exemple, un cas typique. Il y a eu trois phases, d’abord les occupations de latifundia ont été spontanées et après il y a eu une phase sous contrôle militaire, du MFA4, du Conseil de la Révolution, donc des occupations plus contrôlées où les choses devaient être faites selon certains critères, et plus tard encore, soumises à des lois. Mais cette législation a été renversée, annulée ! Les grands propriétaires fonciers, les seigneurs de la terre, ont engagé des procédures judiciaires contre ces occupations et les tribunaux ont décidé en leur faveur. De même pour le logement. Beaucoup d’immeubles qui avaient été occupés pour loger des familles pauvres, des écoles, des crèches… En faisant appel à une législation ancienne, les tribunaux ont pu presque tout renverser.
Un retour aux réflexes et aux pratiques bien ancrées ?
Je crois que l’agitation sociale dans tous ces domaines a conduit à une paralysie de l’Etat. L’Etat ne s’est pas effondré, il a été paralysé pendant un certain temps jusqu’au moment où il a pu se recomposer, il ne s’est pas écroulé. A l’époque du PREC [« processus révolutionnaire en cours »], les chercheurs parlaient d’un double pouvoir, le pouvoir de l’Etat et le pouvoir émergent de la nouvelle légalité révolutionnaire, fondée sur les institutions des militaires et toute la structure militaire qui a été créé. Le MFA et le Conseil de la Révolution et toutes ces structures n’en ont pas fini avec l’Etat, ils ne l’ont pas décapité, ils l’ont paralysé, mais n’ont pas été suffisamment forts pour l’annuler. Certains disent qu’il s’agit d’un double pouvoir, avec un nouveau qui veut surgir et un ancien qui ne disparaît pas. D’autres parlent même d’une double impuissance.
Alors qu’est-ce qui reste aujourd’hui ? Pas mal de choses. Les discussions sur la question de savoir si l’on va mieux ou moins bien, ne font aucun sens. Il existe dans le monde du travail une législation du travail totalement différente, avec le droit de grève et le droit des contrats, le droit aux congés, le droit de ne pas être licencié sans motif grave, la protection sociale des travailleurs. Le soi-disant Etat social, inexistant du temps de Salazar et que Marcelo a timidement introduit de manière très réduite, mérite aujourd’hui complètement cette appellation d’Etat protecteur.
La suite de l’interview.
Est-ce que cinquante ans plus tard, les Portugais se rendent compte de ce qui a été réalisé ?
Cinquante ans après, on a tendance à considérer tout cela, non pas comme une conquête à défendre, mais comme un fait acquis. C’est vu comme une normalité, et c’est effrayant, parce que cela annule la mémoire, nous sommes en train de créer des générations de personnes sans mémoire.
Les conquêtes matérielles dans les domaines du travail, de l’éducation, de la santé sont absolument incomparables avec ce qui existait au temps de la dictature : la qualité de vie, la manière de vivre, la liberté elle-même, la possibilité de choisir, la vie culturelle, tout ceci ne peut vraiment pas être comparé avec l’époque précédente. Cependant, je crois que les sociétés, pour vivre heureuses, quoi que cela signifie, ont besoin de récits qui les élèvent. Charles de Gaulle disait : « Je préfère présenter aux Français des mensonges qui les élèvent, plutôt que des vérités qui les abaissent. » Tout pays a besoin d’un récit capable de nourrir le supplément d’âme dont nous avons besoin. Car la vie, ce n’est pas seulement le labeur quotidien pour gagner un salaire. Nous appartenons à une communauté, nous avons besoin de sentir que nous y appartenons et quels liens nous devons tisser avec cette communauté.
Le fascisme à la manière de Salazar avait une idéologie très forte qui structurait toute la société, le corporatisme et également le colonialisme dont nous avons déjà parlé, la société patriarcale, c’était un ensemble très bien agencé qui conférait à ce pays une idée de grandeur, de supériorité, l’idée que nous étions uniques, que nous étions les meilleurs, avec une mythologie très nourrie de nos gloires passées, les découvertes, les héros, les martyrs de la patrie, etc. Inversement, la démocratie est par essence fragile : elle n’a pas un récit hégémonique, elle ne peut pas en avoir, cela fait partie de sa nature. Ce qui s’est passé au Portugal, c’est qu’il n’y a pas eu un récit légitimant la nouvelle situation qui pourrait se comparer à la force et à l’importance qu’avait le récit antérieur. Je ne sais pas comment combler cette lacune. Je pense que c’est par l’investissement dans la culture, par l’investissement dans la créativité, dans les arts, dans toutes ces activités de l’esprit qui pourraient faire naître l’idée que la démocratie a ses propres valeurs, qui ne sont pas seulement économiques. La nouvelle démocratie n’a jamais réussi à créer un tel discours. Pourquoi ? Très rapidement nous avons subi une régression: le 25 novembre 1975[1]. Le 25 novembre a permis de restaurer beaucoup des idées du salazarisme. Cela n’a pas seulement concerné le processus politique. Le 25 novembre a empêché le développement et la création d’un espace où auraient pu surgir de nouveaux récits démocratiques.
La fin du processus révolutionnaire ?
C’était la fin. Si nous considérons toutes ces années, quel est l’objectif, quel est le rêve, quel est l’idéal de la révolution portugaise ? Pendant très longtemps, c’était l’Europe, la CEE, c’était l’entrée dans la communauté européenne. Ce fut le seul objectif fort, mobilisateur, que les politiciens portugais ont réussi à offrir. Rien d’autre.
L’entrée dans la normalité de l’Europe, de l’Union européenne.
Il manque le rêve, il manque l’utopie qui était ce que nous avions eu avec le 25 avril… Très souvent on pose ainsi la question : avec le 25 avril ou sans le 25 avril, serions-nous là où nous sommes actuellement ? Ceux qui répondent positivement veulent dire que le Portugal devait nécessairement évoluer dans ce sens, que c’était presque fatal, que la chute du colonialisme, du marcelisme, devait nécessairement avoir lieu. L’ouverture politique devait arriver, la croissance économique ne pouvait qu’arriver avec ou sans révolution. Et les plus critiques vont encore plus loin : sans révolution, nous serions même dans une meilleure situation, la révolution a été un contretemps, une espèce de blocage, car si les choses avaient bien évolué comme elles auraient dû, comme Marcelo lui-même le prévoyait, et après lui il y en aurait eu d’autres, il y aurait eu une évolution dans la continuité.
Mais je crois que rien de ceci n’est vrai. Il s’agit, au contraire, d’une mystification brutale. Le 25 avril constitue un patrimoine matériel avec toutes ses conquêtes, mais il est aussi un patrimoine de mémoire d’un peuple qui sait que, lorsqu’il veut, il réussit à faire des choses extraordinaires, c’est un supplément d’âme. Le peuple doit garder en sa mémoire ce qu’il peut atteindre dans un effort collectif… Nous savons – je ne sais pas si un jour cela arrivera à nouveau dans notre histoire – mais nous savons que, lorsqu’il y a unité, lorsqu’il y a cette participation, cette vibration émotionnelle – la vibration émotionnelle doit exister, le peuple a besoin de savoir qu’il est en train d’accomplir quelque chose d’extraordinaire, quelque chose de mieux… La mémoire de la révolution dans un pays est toujours un capital symbolique et imaginaire très fort et mobilisateur.
Est-ce qu’on en trouve une retombée dans les livres scolaires actuels ?
Non, non cela ne s’y vérifie pas, car l’on a assumé d’une façon presque généralisée que la démocratie est la forme de vivre habituelle des nouvelles sociétés…
La crise révolutionnaire est-elle entrée dans la mémoire des Portugais ?
Non, ce n’est pas le cas, car l’énorme richesse qui est la mobilisation dans la rue, le fait de lutter pour ce qui appartient au peuple, de faire des meetings, de se réunir, de discuter, ce capital de participation et de responsabilisation – le fait de savoir que l’on lutte pour quelque chose – ne se traduit pas beaucoup dans les écoles. Au contraire, la mémoire du conflit est presque diabolisée. Des dissidences, des conflits sont apparus. La révolution s’est faite le 25 et le 26 tout le monde était déjà en train de discuter. Il y a tout de suite eu des tendances divergentes et l’on a vu à quel point « l’été chaud » [de 1975] était plein de conflits et de tendances différentes. Pourquoi ? Parce qu’un jour, nous nous unissons tous et le jour suivant, nous sommes déjà en train de diverger. C’est normal, le conflit est inhérent à la démocratie, l’unanimisme n’y existe pas ! Mais cela ne s’enseigne pas dans les écoles. L’école oscille entre une vision très romancée, selon laquelle un jour les militaires, mécontents de la situation, sont descendus dans la rue et puis, les oeillets, les oeillets… et après on passe de là à ladite « évolution normale ». Cela est arrivé parce que… « nous sommes entrés dans l’Europe, nous avons fait ceci, il y a eu croissance de ci et de ça », mais le PREC est une espèce de tabou. Il y a eu une période pleine de confusion, les gens ne se comprenaient pas, il y avait plusieurs projets, mais en novembre 1975 les choses se sont normalisées, la démocratie pluraliste représentative a gagné. Je pense que c’est plus au moins le récit qui est fait dans les écoles. Pourtant l’école aurait besoin de connaître à fond ce conflit, la lutte entre les différents projets sociaux, ceux qui ont vaincu et ceux qui ont perdu, car le conflit est normal dans les sociétés.
… Et en 2007 un sondage fait ressortir Salazar comme la personnalité la plus importante du Portugal.
Oui, il vient d’être élu comme le Portugais du siècle – mais ce sont aussi des phénomènes médiatiques… C’est un élément de la tendance qui consiste à effacer les aspects plus négatifs du régime salazariste pour faire du dictateur un personnage sympathique.
Venons-en au rôle de l’Eglise.
Le conservatisme catholique est très fort au Portugal dans les régions rurales, mais l’Église a été totalement épargnée par la révolution. Cependant les dénommés « catholiques progressistes » – très minoritaires – ont eu un rôle important de contestation du régime. Cette contestation s’est développée au Portugal dès les années 1960, sous l’influence du Concile Vatican II. A ses débuts, elle est souvent issue des organisations de Jeunesse ouvrière et étudiante mises en place en 1933 par l’Eglise pour embrigader la jeunesse. Mais le 25 avril a entièrement épargné l’Eglise et elle s’est totalement ralliée aux forces les plus réactionnaires, y compris aux terroristes qui ont déclenché le mouvement contre-révolutionnaire, de type croisade, à partir du Nord du pays avec les attaques des locaux du Parti communiste portugais (PCP).
J’ai assisté en août 1975 à une grande réunion à Leiria. L’évêque y exhortait ses fidèles à se défendre contre le communisme. Dans la nuit suivante, plusieurs locaux du PCP furent incendiés… Les instincts les plus primaires, basiques de la population ainsi que le fantôme anti-communiste étaient nettement exacerbés par des prêtres dans les églises. Pendant les messes, dans leurs sermons, ils appelaient à la croisade anti-communiste. L’Eglise officielle a donc été très mêlée à la contre-révolution.
Merci Madame Cruzeiro !
Interview réalisée à Coimbra le 9 mars en langue portugaise. Traduction par Ana Mateus.
Antonio de Oliveira SALAZAR
1928-1932 Ministre des Finances,
1932-1968 Premier Ministre
Marcelo CAETANO 1968-25.4.1974
Premier Ministre
25 avril 1974 : renversement de la dictature
6 gouvernements provisoires se succèdent, toujours présidés par un militaire
25 avril 1975 :
élection d’une assemblée constituante
25 novembre 1975 : fin du processus révolutionnaire, normalisation par la hiérarchie militaire
25 avril 1976 : élections législatives dont le PS (Parti socialiste) sort vainqueur
23 juillet 1976 : 1er gouvernement constitutionnel présidé par Mario Soares du PS
Maria Manuela Cruzeiro, docteure en philosophie sociale et politique, a été chercheuse au Centre de Documentation 25 avril de l’Université de Coimbra de 1987 à 2009. Elle a écrit de nombreux livres sur le 25 avril 1974 au Portugal.
1 Ndlr : Idéologie de l’Etat fort (Estado Novo), du nom du premier ministre António de Oliveira Salazar.
2 Ndlr : Idéologie légèrement plus modérée de l’Etat fort, du nom du premier ministre Marcelo Caetano.
3 Ndlr : Le 7 novembre 2023, le Premier ministre António Costa a dû démissionner parce que la Procureure d’Etat enquêtait contre lui dans une affaire de corruption.
4 Ndlr : Movimento das Forças Armadas : Le Mouvement des Forces Armées qui lança le putsch contre Caetano était composé essentiellement de jeunes capitaines de l’armée de terre ayant pour la plupart servi dans les guerres coloniales portugaises.
5 Ndlr : Selon l’historienne Raquel Varela, le 25 novembre 1975 « mit un coup d’arrêt au processus révolutionnaire portugais. […] Etrange coup politico-militaire, élaboré et mis en œuvre par le sommet de la hiérarchie militaire, la droite et le PS portugais, le 25 novembre inaugura une contre-révolution de velours, durant laquelle se constitua une démocratie libérale sur les ruines des formes de double pouvoir qui s’étaient développées depuis le 25 avril 1974. » (https://www.contretemps.eu/25-novembre-1975-retour-sur-le-jour-qui-stoppa-le-processus-revolutionnaire-portugais/)
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