jeudi 11 juillet 2024

Les gouvernements luxembourgeois et les Cap-Verdiens

 

in: Forum , Juillet 2024

 

Du rejet à l’acceptance 

Le 16 juin 1972, en première page du Lëtzebuerger Land, on lisait ces quelques lignes sous une photo d’un travailleur du bâtiment : Einer Mitteilung des Justizministeriums an die Arbeitgeberverbände[1] zufolge sind Neger und Asiaten als Fremdarbeiter in Luxemburg unerwünscht : sie erhalten die Aufenthaltsgenehmigung nicht mehr, die sie benötigen, um in unserem Lande arbeiten und leben zu dürfen. In der Mitteilung wird die menschenrechtswidrige Maßnahme mit Assimilierungsschwierigkeiten gerechtfertigt. Geistiger Nährboden dieses eindeutigen Rassismus ist die fremdenfeindliche Atmosphäre, die von chauvinistischen Rechtspolitikern gezüchtet wird. Diesmal wurde jedoch die Grenze des Erträglichen überschritten, der behördliche Rassismus steht jetzt am Pranger... 

Un mois plus tard, dans l’édition du 14 juillet du même Land, paraissaient deux lettres à la rédaction. Un certain H. constatait que l’immigration croissante nous procurerait un « Farbigenproblem » dont nous ferions mieux de nous passer. D’après l’auteur, tous les hommes sont respectables, mais il faudrait que les différents groupes humains restent dans leur environnement naturel, wo sie trotz Armut menschenwürdig leben, und (…) man sie nicht in die Fremde und in die industrielle Zivilisation katapultieren soll, in der sie infolge der Gegebenheiten dauernd vereinsamt auf der untersten Stufe vegetieren würden. Man springt bekanntlich nicht ohne Gefahr in einem Satz aus primitivem Milieu in die hochindustrielle Zukunft, die selbst von den Einheimischen schwer bewältigt wird.

Citons également un extrait de la 2e lettre à la rédaction dans la même édition du Land: Si vous vous teniez plus à l'esprit de la population vous auriez remarqué qu'elle se fait depuis un certain temps beaucoup de soucis sur l'apparition de plus en plus nombreuse de gens africains et asiatiques. Si nous n'avons pas de problèmes racistes ici, pourquoi nous en procurer avec un laisser-faire des entrepreneurs, qui eux ne se foutent guère de ce que seront les conséquences, si seulement il [sic] auront de la main-d'oeuvre à bon marché et gagnent leurs gros sous. (…).

Respirons à fond …. Pas de réaction de la rédaction du Land !

A ces deux lettres, il n’y eut pas de réaction officielle du Land, mais un article du socialiste Michel Delvaux paru dès la semaine suivante, sur toute une page. Il écrivait : (...) il est impossible, à moins d'établir des statistiques fondées sur la race, de savoir combien de travailleurs de couleur se trouvent parmi les 6 300 Portugais. Et c'est eux que menace le plus insidieusement le racisme. Ils sont là, avec leurs vestons éliminés, leur regard perdu, attachés aux tâches les plus rebutantes, condamnés à moisir dans des taudis. Nous n'avons pas de bidonvilles, il est vrai. Mais au Grund, au Pfaffenthal, les « locataires » sont parqués sur le plancher vermoulu et se relaient dans des lits aux draps immondes. Et des comités se sont constitués à Sanem et Walferdange pour s'opposer à la construction de logements d'accueil. Et dans des cafés, nous avons vu des panneaux : Interdit aux Portugais ! (…) Une lettre comme celle adressée par le Ministère de la Justice aux Fédérations des Industriels et des Artisans le 18 février n'est pas faite pour prévenir le racisme. Admettons qu'il soit très onéreux de rapatrier des familles entières au Cap-Vert ! Ne contestons pas que l'immigration doive être contrôlée et que cette lettre, dont notre édition du 16 juin a rendu compte, visait à préparer les employeurs à la loi plus stricte sur l'immigration du 28 mars 1972. Il n'en reste pas moins qu'une phrase en ressort : « En raison des difficultés d'assimilation et de rapatriement éventuel, les candidats-travailleurs africains et asiatiques ne pourront bénéficier actuellement d'une autorisation de séjour .

.

Les autorités luxembourgeoises, désireuses d’attirer de la main-d’œuvre portugaise au Grand-Duché, se rendirent donc rapidement compte que tous les Portugais n’étaient pas blancs et que des Africains sétaient «glissés» parmi eux. Considérés comme citoyens (de seconde zone) par lempire colonial, des Cap-Verdiens avaient aussi trouvé le chemin du Grand-Duché. Cette venue et cette présence non voulues par le gouvernement luxembourgeois incitèrent celui-ci à laction diplomatique pour enrayer le «phénomène».

Le Cap-Vert faisait partie de lempire colonial portugais et cest avec des passeports portugais que des Cap-Verdiens ont migré vers le Luxembourg. Leur trajet différait parfois de celui des Portugais. Alors que ces derniers venaient en poursuivant leur traversée de la France - qui accueillit au fil dune décennie près dun million de Portugais - en continuant de la Lorraine vers le Grand Duché, les Cap-Verdiens arrivaient souvent en passant par le port de Rotterdam.

Les Cap-Verdiens allaient devenir les premiers Africains durablement présents dans la société et les écoles du Grand-Duché.

Pas (trop) de Noirs, sil vous plait !

Si la convention avec le Portugal sur la sécurité sociale date de 1965, un accord relatif à l’emploi de main-doeuvre n’est entré en vigueur que le 11 avril 1972. La même année entrait en vigueur un accord similaire avec la Yougoslavie, de même que la loi sur lentrée et le séjour des étrangers. Retenons que, alors que laccord avec le Portugal prévoyait la réunification familiale pour compenser la baisse de la natalité des autochtones, cette disposition ne se trouvait pas dans laccord avec la Yougoslavie socialiste, grand fournisseur de main-doeuvre pour la RFA. Des pourparlers avec la Tunisie en vue dun accord naboutiront pas. Nous verrons pourquoi.

Ces actes législatifs prévoyaient des missions, en charge du recrutement, dans les pays respectifs. La réalité était cependant toute autre. On peut la résumer en disant que la régularisation des migrants venant en dehors du cadre prévu - plus tard on les appellera des sans-papiers - était quasiment immédiate. Les migrants partaient avec des passeurs pour traverser la frontière espagnole, et faisaient appel à dautres passeurs pour franchir à pied les Pyrénées en empruntant ce quils appelaient le « chemin des lapins ». Ce passage était loin d’être une partie de plaisir. Amadeu Q racontait par exemple que son groupe avait été pris comme cible par la Guardia Civil et quun des leurs avait été abattu. La prochaine étape était la région parisienne, longtemps la troisième plus grande agglomération de Portugais, puis pour certains lEst de la France, et pour dautres enfin le Luxembourg. Sortant de la gare centrale, limmigré traversait la rue pour tomber sur les bureaux de la firme de construction CDC et le tour était joué.

Cette façon de contourner le dispositif prévu convenait aussi au gouvernement portugais, dont la position face à l’émigration était ambiguë : dune part, c’était une soupape pour se défaire dune main-doeuvre sans ressources, dautre part, on y décèle larrogance dun empire qui ne pouvait avouer qu’il n’arrivait pas à nourrir sa population mais accueillait les devises envoyées par ses émigrés.

Sur deux plans, les gouvernements luxembourgeois successifs eurent une attitude claire concernant les Cap-Verdiens. Le 13 février 1973, la Chambre des Députés dut adopter un avenant à la Convention de sécurité sociale avec le Portugal. Le rapporteur était Jean Spautz, député du CSV et président du LCGB. Voici la fin de son intervention : « Ech wollt ower och nach drop hiweisen, datt d’portugiesesch Délégatio’n dermat averstane war – an den Accord ass am Procès-verbal vun de Négociatio’ne festgehale gi – fir bei dénen zo’stännegen Instanzen ze intervene’eren, fir datt keng Mesüren ergraff géngen, fir d’Awanderung vu portugieseschen Arbechter vum Cap Vert an hire Familje no Letzebuerg ze stimule’eren. Dir erënnert iech, dat hat seiner Zeit am Land ganz vill Stëps opgewierbelt. » Hélas, il ne sagissait pas dun cas unique, ni en ce qui concerne l’appui apporté par le gouvernement luxembourgeois au régime colonial portugais, ni en matière de préservation dune immigration blanche.

La plupart des pays africains avaient acquis leur indépendance dans les années 1960. Le Portugal investissait presque la moitié de son budget dans la sauvegarde de ses colonies Sao Tomé et Principe, Timor-Est, Macao, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique et Angola. Dans les trois dernières, une lutte armée pour lindépendance avait éclaté, faisant de nombreuses victimes et entraînant l’enrôlement de centaines de milliers de jeunes Portugais pour trois à quatre ans dans larmée !

Lassemblée générale des Nations unies condamnait régulièrement le Portugal pour sa politique coloniale. Ce fut notamment le cas par les résolutions 2270 en 1968, la 2507 en 1970, la 2795 de 1971, la 2918 de 1972 et finalement la 3113 en 1973. A chaque fois il y eut plus de 100 voix pour la résolution, 8 contre (e.a. les Etats-Unis et le Portugal) et deux douzaines dabstentions, dont toujours celle du Grand-Duché. Le 2 novembre 1973, il y eut 93 voix pour la résolution A/RES/3061 reconnaissant la république de Guinée-Bissau, 7 contre et 30 abstentions, dont celle du Luxembourg.

Y avait-il eu un marchandage, le Luxembourg restant dans le camp des abstentionnistes en contrepartie de l’engagement du Portugal à ne rien faire pour encourager la venue de Cap-Verdiens au Grand-Duché, ou était-ce la simple solidarité avec un partenaire de l’OTAN? Une recherche dans les archives du gouvernement pourrait peut-être nous en dire davantage.

Preuve sur place

Un incident qui m’arriva à Lisbonne en été 1975 me confirma la volonté du gouvernement luxembourgeois d’instaurer une politique dimmigration européenne, blanche et catholique. La non-conclusion de l’accord avec la Tunisie, musulmane, le peu dampleur donné à celui avec la Yougoslavie, certes blanche mais peu catholique, focalisaient tout sur la version portugaise. Encore fallait-il se prémunir contre les Cap-Verdiens.

Le jour de mon arrivée à Lisbonne en juillet 1975, presque toutes mes affaires avaient été volées de ma voiture. Je me suis donc rendu au consulat luxembourgeois, place de Londres, en face du ministère du Travail. Je voulais téléphoner à mes parents pour quils m’envoient de largent. A l’époque, établir une liaison téléphonique mettait du temps. Jen profitais pour causer avec les fonctionnaires du consulat. On me raconta que, comme prévu dans laccord de main d'œuvre, des Portugais voulant émigrer vers le Luxembourg pouvaient sinscrire au consulat. Si des besoins demployeurs luxembourgeois correspondaient aux profils des inscrits, ceux-ci étaient convoqués pour leur annoncer la bonne nouvelle. Il faut se rappeler qu’à Lisbonne vivaient (et vivent) des dizaines de milliers de Cap-Verdiens, souvent dans des bidonvilles, et que la composition de leurs noms est identique à celle des Portugais de la métropole. Les fonctionnaires luxembourgeois me racontaient qu’il est arrivé quun Cap-Verdien, né à Lisbonne et donc impossible à distinguer sur le papier, répondait à la convocation. Ils devaient le renvoyer, invoquant « une erreur ».

Dire que daucuns reprochent à nos autorités de ne pas être conséquentes !

Happy end !

Lattitude réservée, pour rester politiquement correct, du Luxembourg envers les Cap-Verdiens a viré de 180 degrés: sur toutes les îles, vous trouvez aujourdhui des avenues du Luxembourg. Le Cap-Vert est devenu une sorte de lieu de pèlerinage des ministres luxembourgeois: non seulement un must pour celle ou celui de la Coopération ; dautres ministres sy relaient. Rares sont les localités du Cap-Vert nayant pas « bénéficié » daides grand-ducales, dinfrastructures scolaires ou de santé. Après le Portugal, le Grand-Duché est le deuxième investisseur et un partenaire structurel en matière de coopération au développement.

Au tableau, il ne manque quun accord de main dœuvre, parce quen dehors de la réunification familiale, il nexiste pas de voies légales dimmigration. 

Le Cap-Vert est un des pays dAfrique à régime stable et qui pratique l’alternance au pouvoir. Il a conclu en 2007 un important accord de partenariat avec l’UE et le pays est monté dun cran, si on peut dire, puisquil ne figure plus parmi les pays les plus pauvres. Mais rien nest gratuit : le Cap-Vert contribue aussi au contrôle des voies migratoires : Frontex y est présent et la photo montre des migrants venant du continent et voulant continuer vers les îles Canaries, qui attendent d’être « reconduits » sur le continent.

Il appartiendra aux historiens danalyser à fond les «tractations» entre le Luxembourg et le Portugal de la dictature. Ne pourrait- on imaginer une coopération universitaire allant au-delà du constat fait sur place en 2011: avec des enseignants de luniversité du Cap-Vert, nous évoquions laccord de partenariat avec uni.lu. Les Cap-Verdiens n’en avaient jamais entendu parler. Je fais donc un mail au recteur de uni.lu qui me répond dans la journée en indiquant le nom de la personne en charge. A ce jour, jattends encore une réaction. Une réaction à mon adresse est évidemment sans importance. Espérons quentretemps ce partenariat sest concrétisé.

serge kollwelter



[1] Note de l’auteur: La circulaire est introuvable aux Archives nationales qui n‘ont pas encore inventorié le dépôt du ministère de la Justice ; pas de trace non plus à la Fédération des Artisans.

Aucun commentaire: